Extract from the novel Douze by Irène Rozdoboudko FR Друк

Irène Rozdoboudko

Douze ou bien l’éducation de la femme dans des conditions inadaptées à la vie

Traduit par Iryna Dmytrychyn

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…Je sors dans la matinée froide et brumeuse, comme si je plongeais dans une eau dégoutante sale et froide. Je branche la direction assistée. Je tente juste de bien mettre un pied devant l’autre. Pour avancer. Le long de l’immeuble. L’allée des arbres gelés. Jusqu’à l’arrêt. Je mets dans les oreilles les écouteurs et au nez des lunettes noires, alors que cela fait au moins deux semaines qu’on n’a pas vu de soleil. Je ne veux tout simplement pas voir le monde. J’espère que moi non plus, je ne lui suis pas indifférente. C’est pour cela qu’il se retourne de temps en temps et déverse sur moi toute sa boue.

Je fais de même. Dans le bus devant moi grimpe une horreur en manteau de chat mort. « Où tu vas, saloperie ? » je jure en mon for intérieur. (Bien que je sois de manière générale plutôt polie et aimable. Parfois je vouvoie même les enfants.) Ensuite le regard arrache à la foule une mémé. « Et toi, où vas-tu à l’heure de pointe ? T’aurais pas mieux fait de rester à la maison près du radiateur, à condition qu’il chauffe encore…. » Ensuite, tout le mal du monde se concentre sur un jeunot au visage infantile. Je me demande combien de vies de filles va-t-il gâcher avant de s’étendre sur le canapé en attendant son poulet grillé à la sauce tartare ?

Ce matin (cela arrive, à vrai dire, assez souvent), je n’aime pas le monde. Et il se fiche de moi. Il sait qu’il est trop petit. Qu’il m’est étroit. Il pue l’essence, les chaussettes, les parfums, le hareng. Et il n’y a pas de place pour la quarantième symphonie de Mozart ou  Lacrimosa. Il n’a pas de place (ni de temps) pour des larmes. En fait, je ne pleure plus depuis plusieurs années, peut-être cinq ou dix. Une sorte de robot en direction assistée… Il a fallu vivre autant d’années pour comprendre que la vie n’a pas de sens. Et que ta chance ne dépend que du fait qu’un ange ait fait choir une plume en survolant ton berceau. Heureux sont ceux que Lui-même a touchés. Mais ils ne sont pas nombreux ceux-là. Probablement, au-dessus de mon berceau, le plus petit des moineaux de la suite divine s’est nettoyé les plumes.

Parfois, je suis gagnée par une puissante vague de bienfaisance. Alors, je songe à ramasser tous les chiens des rues ou bien aller travailler dans un orphelinat. La proposition (d’une amie) de travailler dans une maison de deuil m’a surprise à ce moment-là.

« Tu auras ton propre cabinet, dit l’amie. - Le travail est tranquille. Tu appelleras des patients. Tu parleras avec eux une ou deux heures, et tu es libre ! de toutes les manières, ils ne sont pas curables. L’hôpital a une unité budgétaire. Pourquoi pas toi. » J’ai l’habitude d’être une unité et j’accepte sur le champ.

Et voilà que je suis dans le bus, les écouteurs dans les oreilles et les lunettes sur le nez. L’accès de la bienfaisance a passé mais le carnet de travail est déjà dans le coffre du médecin en chef. Il va falloir faire quelques semaines au moins.

J’y vais. Je regarde par la fenêtre. Je m’efforce de ne pas m’apercevoir que le jeune homme au visage rond comme un baigneur en caoutchouc s’est appuyé contre mon épaule. Dans mes oreilles retentit Lacrimosa. Elle me fait plonger dans l’éternité. Et les mots tels que « merde », « putain », s’évaporent petit à petit de mon vocabulaire. La vieille en manteau de chat commence presque à me plaire, la pauvre dame provoque la pitié. .. Mozart fait son œuvre.

D’aucuns peuvent penser que je suis malheureuse. Car les gens heureux n’ont qu’une ligne dans leur carnet professionnel, une famille et, peut-être, un terrain pour leur maison de campagne. Et moi, je peux changer sept fois par jour. Et plusieurs vies, le temps d’un trajet en bus. Alors, me dis-je, peut-être vais-je trouver ma place aujourd’hui ? Dans la Maison jaune. Dans un cabinet cosy avec un divan et une table arrondie. Ce serait bien. On verra…

En vérité, je n’aime pas tellement ce monde. Je cherche seulement à le changer. A ma façon. Et pour cela il faut être bien maligne. Car il faut constamment faire semblant que c’est toi qui t’y adaptes. Pour faire comme les autres.

Une fille d’en face me regarde avec insistance. Son regard n’a rien d’un intérêt passager. J’en suis certaine. M’ayant jeté un regard, elle me perce littéralement des yeux. Il serait plus juste de dire qu’elle me dévorait. Je sens même comment mon visage fond comme la glace sous le soleil.

- Excusez-moi, chuchote-t-elle hésitante enfin, c’est de vous que parle l’article de « Podium » ?

« Podium » est un magazine illustré à la mode.

- Non, dis-je, vous me confondez avec quelqu’un.

La jeune fille hoche la tête en doutant :

- Je ne crois pas… Vous aviez la même bague…

Les bagues sont ma faiblesse. Et si dans le monde il y a plein de visages qui se ressemblent, l’association d’un visage et d’une bague constitue déjà une preuve matérielle. Le prix de ma gloire – ce sont ces regards admiratifs de jeunes femmes qui rêvent de se retrouver sur le papier glacé des magazines.

- Non-non, je répète et me détourne vers la vitre. Je monte le son de mon player. Je veux tourner cette page. Elle brille trop...

En fait, je n’ai encore rien fait pour attirer l’attention. Et tout ce qui a été atteint, est resté dans une autre vie dont je ne veux pas me souvenir. Cela fait longtemps que je n’écris plus rien, mais jusqu’à présent, j’entends cette question inquisitrice : « Comment les sujets vous viennent-ils ? »

C’est une question trop compliquée pour moi. Difficile à expliquer aux gens normaux….

Là aussi, je regarde la femme en manteau de chat. La nausée me gagne petit à petit. Il existe des manteaux de fourrure dont on n’arrive pas à savoir s’il s’agit des dos ou des queues. On a l’impression qu’il s’agit tout simplement d’un tissu moelleux de facture industrielle, sans lien aucun avec le meurtre et la mort.… Mais qui est la personne capable d’acquérir une chose pareille – les petites fourrures manifestement arrachées à des chats de gouttières – gris, à rayures fines, cousus de manière telle qu’on voit presque leurs corps crucifiés. Sous l’aisselle, les rayures grises sont altérées par deux taches blanches. La malheureuse créature avait des signes particuliers. C’est probablement comme ça que la propriétaire a dû la rechercher, faisant le tour des décharges et des refuges : « Vous n’avez pas vu ?... Elle a deux taches… blanches… sur le dos… » Les voilà, ces taches, juste au-dessus de moi, sous le bras haut levé de la dame agrippée à la suspension.

J’ai envie de vomir. J’espère que vous aussi…

Et voilà que cette dame en manteau quitte le bus (elle continue, bien évidemment, sa route, son bras accroché au-dessus de ma tête avec deux petites taches, mais mon imagination l’expulse déjà dehors), elle va quelque part (ce qui nous importe peu) et tombe sur l’inconsolable propriétaire d’une certaine partie de son manteau. Celle qui est sous l’aisselle. Elles pourraient d’abord gentiment parler du temps, des enfants et des maris… Jusqu’à l’instant où la propriétaire du minou remarque la silhouette crucifiée aux deux taches blanches.

De cette situation on peut tout faire. Comédie, drame, thriller. Développer dans tous les sens, étendre à quatre cents pages, y ajouter un tas de personnages, eux aussi, de toutes sortes. Du plombier Vassia à l’oligarche N.